“Cela est complètement injuste que j’ai passé ne serait-ce qu’un jour dans cette situation kafkaïenne” écrit Steven Donziger à sa sortie de prison. Pour le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, la détention de M. Donziger est qualifiée quant à elle de “violation du droit international”. Une “attaque judiciaire injuste et sans précédent”, selon les législateurs américains.
Tous s’accordent à dire que la situation vécue par Steven Donziger relevait d’une immense injustice et se trouvent soulagés de la nouvelle de sa libération le lundi 25 avril 2022. “Nous sommes soulagés de savoir que Steven Donziger va enfin recouvrer la liberté (…). Il n’aurait jamais dû être détenu, ne serait-ce qu’un seul jour, car il est clair que toute la procédure engagée contre lui l’a été en représailles à son travail de défense des droits humains qui a révélé les méfaits des entreprises”, a déclaré Mr. JOLOY Daniel, conseiller politique principal à Amnesty International, dans un communiqué lundi.
Dans un tweet publié le 25 avril dernier, Stephen Donziger a remercié ses partisans, sans qui sa libération n’aurait pas été possible : “Après près de 1 000 jours enfermés, sachez que je n’aurais pas pu y arriver sans vous et vos lettres, vos visites et votre gentillesse. Ce soir, je pense aux peuples indigènes, qui continuent d’être victimisés par Chevron dans l’Amazonie”.
After nearly 1,000 days locked up, please know I could not have made it without you and your letters, visits, and kindness. Thinking tonight of the Indigenous peoples still victimized by @Chevron in the Amazon.
Tomorrow my half-life ends; time to fully live. pic.twitter.com/WPI7HJEIkA
— Steven Donziger (@SDonziger) April 25, 2022
Texaco, la face cachée de l’or noir
Après avoir enquêté durant des années en Amazonie sur les conséquences de l’exploitation pétrolière, l’avocat Steven Donziger et une équipe juridique mènent une action collective contre Texaco, filiale du géant pétrolier Chevron, accusé d’avoir contaminé la forêt amazonienne. M. Donziger et les avocats de l’affaire représentent des dizaines de milliers d’agriculteurs et d’indigènes qui vivent près de l’Amazonie équatorienne. Ils fondent ensemble l’UDAPT, Union de Afectado por Texaco, soit l’Union des personnes affectées par Texaco. Certaines des victimes ont été confrontées à la perte de leurs enfants, morts-nés, d’autres sont devenues aveugles ou ont été intoxiquées par le pétrole extrait par Texaco.
Entre 1965 et 1992, Texaco a exploité le pétrole équatorien et empoisonné plus de 30.000 habitants de la région. Ainsi, un article nommé “Texaco : pollueur mais pas payeur”, publié par le journal Le Monde Diplomatique en 2013 explique “Dans les provinces de Sucumbíos et d’Orellana en Equateur (http://raoni.com/actualites-451.php, la mortalité due au cancer atteint le triple de la moyenne nationale. 43 % des familles touchées consommaient de l’eau recueillie à une distance allant de cent à deux cent cinquante mètres de la source de contamination (4). La femme de Yuca se souvient que les responsables de la compagnie avaient expliqué à son père que le cancer, chez les Indiens, était dû à un manque d’hygiène. Elle n’oublie pas non plus cet homme blond qui leur avait assuré que l’eau souillée de pétrole les rendrait plus forts : « Après tout, cela permet de faire avancer les camions ! »”.
Le même article rapporte qu’une enquête de 2003, réalisée dans la zone exploitée par Texaco montrait que “87,3 % des habitants consultés dans ces provinces vivaient à moins de cinq cents mètres des puits d’extraction, bassins et autres installations pétrolières et 42 % vivaient dans un rayon inférieur à cinquante mètres », avant de conclure “que la population locale avait été exposée à une intense pollution ».
Selon l’ONG Acción Ecológica, Texaco « a extrait près d’un milliard cinq cents millions de barils de brut (…) dans une zone de quelque quatre cent mille hectares (…) et, délibérément, elle a versé des tonnes d’éléments toxiques et de déchets d’entretien, ainsi que plus de dix-neuf milliards de gallons [environ soixante-douze milliards de litres] d’eau sale dans l’environnement (2) ».
Bien que l’UDAPT et M. Donziger commencent leurs allégations contre Texaco en 1993, l’histoire est bouleversée en 2001, lorsque Chevron rachète Texaco en niant les allégations de l’UDAPT portées à son encontre.
Le 14 Février 2011, Chevron est condamné en Equateur, par le tribunal de Lago Agrio. Cette décision est confirmée en appel en janvier 2012, puis par la Cour constitutionnelle (instance judiciaire la plus haute) équatorienne fin 2013. Le 27 juin 2012, l’UDAPT saisit également la justice brésilienne mais cette dernière se déclare incompétente à exécuter une condamnation concernant la maison mère Chevron, et non Texaco.
Le début d’une quête vengeresse à l’encontre de Steven Donziger
En 2011, dix ans après la fusion de Texaco avec Chevron, la compagnie pétrolière porte plainte contre “Donziger et autres” aux Etats-Unis pour “escroquerie en bande organisée”, au titre de la loi RICO, conçue pour lutter contre le trafic de drogue ou le grand banditisme.
L’année suivante, l’UDAPT dépose une demande d’exécution de la condamnation équatorienne au Canada, dont la Cour suprême se déclare compétente pour analyser l’affaire. Cependant, les juges estiment que la filiale est une entreprise distincte de Chevron et doit statuer sur le fond.
En 2014, puisque Chevron, condamnée par la Cour constitutionnelle de l’Equateur, refuse de payer les dédommagements, l’UDAPT porte plainte à la Haye devant la Cour pénale internationale contre John Watson, le PDG de Chevron. Ce dernier est accusé de crimes contre l’humanité pour son refus de dépolluer l’Amazonie. C’est alors que la sentence tombe, surprenante et injuste : en mars 2014, le juge Lewis Kaplan donne raison à Chevron, à la surprise générale des partisans de l’affaire. Ce dernier estime que les représentants de l’UDAPT ont “utilisé des méthodes mafieuses pour soutirer de l’argent à une entreprise très riche”. La décision est confirmée en appel en 2015 et interdit ainsi de faire exécuter la condamnation de Chevron aux Etats-Unis.
Cependant, l’Équateur, pays considéré comme la principale victime dans cette affaire, n’est pas de cet avis et le 27 Juin 2018 la cour Constitutionnelle du pays condamne à nouveau Chevron. La décision est irrévocable. Affirmant que la décision avait été obtenue frauduleusement, Chevron retire ses actifs de l’Équateur, refuse de payer les indemnités et lance une offensive judiciaire contre M. Donziger à New York.
Le 30 août 2018, la Cour Pénale internationale de la Haye donne raison à Chevron, et condamne l’Equateur à rembourser notamment les frais de justice engagés par ce dernier. Elle demande également à l’État équatorien d’invalider la condamnation de 2011 contre Chevron, alors même que cette demande est inconstitutionnelle pour ce pays, violant sa propre constitution qui sépare le législatif de l’exécutif.
L’or noir achète la justice américaine
En mars 2014, le juge américain Lewis Kaplan donne raison à Chevron et condamne Stephen Donziger à une peine de 6 mois de prison ferme, après avoir été détenu pendant 18 mois. Au total, il passera 993 jours, c’est-à-dire plus de 2 ans, en détention. Sa peine a été considérée comme la plus longue “jamais enregistrée pour une accusation de délit mineur”.
Or, il vient d’être rendu officiel que Lewis Kaplan s’était basé sur la déposition d’un témoin qui avait menti. M. Kaplan a ainsi inculpé M. Donziger en 2019 de six chefs d’accusation d’outrage criminel, le plaçant en résidence surveillée dans l’attente du procès. M. Kaplan a désigné un cabinet d’avocats privé lié à Chevron pour continuer les poursuites et a ensuite choisi le juge de district américain Loretta Preska – précédemment membre de la Federalist Society financée par Chevron – pour présider l’affaire.
Dans une interview en 2021, M. Donziger avait annoncé : “Donc mon procureur a des liens financiers avec Chevron, mon juge a des liens financiers avec Chevron, le juge d’accusation, le juge Kaplan, a des investissements dans Chevron, et ils me refusent un jury”.
Empêcher les entreprises d’intimider les défenseurs des droits de l’homme
Ce scandale, très peu médiatisé, a vu une des plus grosses entreprises pétrolières corrompre la justice américaine, laissant derrière elle plus de 30 000 victimes et des dégâts irréversibles sur la biodiversité amazonienne.
“Les entreprises ne doivent pas être autorisées à continuer à abuser du système judiciaire américain pour faire taire et intimider les défenseurs des droits de l’homme ou toute autre personne exposant leurs méfaits”, a indiqué M. Joloy, d’Amnesty International.
Bien que ce scandale nous rappelle la puissance que certains lobbies peuvent avoir, la libération de Stephen Donziger, ainsi que la mobilisation de la société civile, montrent que nous avons les moyens d’agir.
Si vous voulez soutenir M. Donziger dans sa lutte légitime contre Chevron, vous pouvez signer les pétitions suivantes : Sign Our DOJ Petition | #FreeDonziger ; Petition · Justice for Steven Donziger vs Chevron! · Change.org
Amnesty International vous donne également plus d’informations ici : https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/etats-unis-liberation-steven-donziger-lumiere-necessite-agir
Les tribulations de M. Donziger ont inspiré la réalisation de la bande dessinée “Texaco — Et pourtant nous vaincrons”, aux éditions Les Arènes. La BD relate l’histoire de ce désastre environnemental et de la lutte en justice des Afectados (les affectés). La journaliste Sophie Tardy-Joubert a écouté Pablo Fajardo, l’un des avocats des indigènes équatoriens et lui donne la parole. Pour plus d’informations : Texaco Et pourtant nous vaincrons – cartonné – Pablo Fajardo, Sophie Tardy-Joubert, Damien Roudeau – Achat Livre ou ebook | fnac
A lire aussi sur le site de Planète Amazone :
Equateur : une décision historique contre l’exploitation minière
Le pire désastre pétrolier du monde : Texaco, en Amazonie Équatorienne
Sources principales :
Salon : Human rights lawyer who took on Chevron is finally free — after 993 days
UDAPT : Qui sommes-nous
Reporterre : Le géant pétrolier Chevron, qui a saccagé l’Amazonie, échappe à la justice
Le Monde Diplomatique : Chevron, pollueur mais pas payeur en Équateur, par Hernando Calvo Ospina
Article rédigé par Charlotte Girard