Le barrage de Sinop est devenu un cas d’école primordial – non seulement sur la question du déblaiement des réservoirs avant le remplissage, mais aussi sur l’effet réel de la législation environnementale brésilienne dans son ensemble. Une législation en vigueur mais qui, dans la pratique, n’est pas appliquée. Il s’agit d’un problème de longue date au Brésil, qui a atteint son paroxysme avec le barrage de Sinop.
Le barrage hydroélectrique de Sinop, situé sur la rivière Teles Pires à 70 kilomètres au nord de la ville de Sinop dans l’État brésilien du Mato Grosso, vient d’être construit par la multinationale française Electricité de France (EDF) par le biais de la société brésilienne “Sinop Energia” (officiellement “Companhia Energética Sinop, SA”), dans laquelle EDF détient 51 pour cent des actions. Les actionnaires minoritaires de Sinop Energia sont Centrais Elétricas do Norte do Brasil S.A. (Eletronorte) et Companhia Hidro Elétrica do São Francisco S.A. (Chesf), avec 24,5 % chacun. Sinop Energia détient la concession pour exploiter le barrage hydroélectrique au cours des 35 prochaines années.
Le barrage a une puissance installée de 401,9 MW et le réservoir, actuellement en cours de remplissage après l’autorisation de l’agence nationale de l’environnement le 24 janvier 2019, aura une superficie de 337,3 kilomètres carrés. L’autorisation a accepté l’argument de l’entreprise selon lequel il était nécessaire de retirer seulement 30 % de la végétation du futur réservoir, et non 100 % comme l’exige la loi. Le remplissage du réservoir a commencé le 30 janvier.
Hécatombe de poissons
Peu après le début du remplissage du réservoir, le taux de mortalité des poissons dans la rivière en aval du barrage a sidéré la population locale. La quantité de poissons morts dans les 27 premiers kilomètres de la rivière en aval du barrage a été estimée à 13 tonnes. De ce total, 5 tonnes ont été récupérées pour être enterrées par la compagnie hydroélectrique et le reste, estimé à 8 tonnes, a été laissé dans le fleuve.
La société hydroélectrique a présenté des résultats de modélisation réalisés par des experts indiquant que la teneur en oxygène dans le corps principal du réservoir (la partie à partir de laquelle l’eau est libérée en aval par les déversoirs) serait supérieure à la norme minimale de 5 milligrammes par litre fixée par la résolution 357/2005 du Conseil national pour l’environnement (CONAMA) (voir ici (pp. 130-197) et ici).
Toutefois, les événements réels étaient différents des résultats modélisés : le 6 février, l’eau libérée du réservoir ne contenait qu’une infime quantité d’oxygène. Trois mesures effectuées par le bureau de Cuiabá de Politec (Perícia Oficial e Identificação Técnica) ont révélé des niveaux de 0,13, 1,32 et 1,56 milligramme d’oxygène dissous par litre, soit en moyenne seulement 1,00 milligramme par litre. Une autre mesure effectuée le même jour par le bureau de Sinop de Politec a affiché 1,96 milligrammes par litre.
À de rares exceptions près, les poissons ne peuvent survivre dans l’eau avec si peu d’oxygène. La demande en oxygène dépend de la température de l’eau : plus l’eau est chaude, plus le niveau d’oxygène dont les poissons ont besoin est élevé. Lorsque des mesures des niveaux d’oxygène ont été effectuées à la sortie du réservoir, la température de l’eau était de 28,3 °C, température relativement élevée impliquant un besoin élevé en oxygène pour les poissons. Les besoins des espèces de poissons de la rivière Teles Pires étaient certainement beaucoup plus élevés que les niveaux trouvés dans l’eau. Par exemple, en règle générale, 5 milligrammes d’oxygène dissous par litre sont nécessaires pour les poissons tropicaux en pisciculture.
De plus, une forte charge de sédiments a été trouvée dans l’eau en aval du barrage. Cela a été attribué à la turbulence à la sortie des évacuateurs de crues qui avait mobilisé les sédiments du lit de la rivière. Cependant, les poissons seraient morts dans les conditions d’oxygène observées, même sans les sédiments supplémentaires.
Le Mato Grosso Environment Secretariat (SEMA) a condamné Sinop Energy à une amende de 50 millions de réaux brésiliens (13 millions de dollars US) pour la mort de poissons, mais insiste sur le fait que la cause est limitée aux sédiments excédentaires et est donc due à une erreur de gestion de la compagnie dans la façon dont elle a ouvert les vannes de l’évacuateur de crues. Cependant, une action civile publique intentée par le ministère public de l’État du Mato Grosso accuse non seulement Sinop Energia, mais également la société de conseil qu’elle a engagée pour une étude de modélisation de la qualité de l’eau, ainsi que la SEMA, d’avoir permis le remplissage du barrage sur la base de cette étude sans déblayer le réservoir de manière adéquate ; le cas a été transféré de l’État aux tribunaux fédéraux.
La SEMA, qui avait autorisé le remplissage du réservoir sans retirer l’ensemble de la végétation, a exprimé sa “profonde indignation” face à la mortalité considérée comme un effet de la faible teneur en oxygène qui, à son tour, a été aggravée par les négligences concernant l’élimination de la végétation. La SEMA a affirmé que la mortalité n’était due qu’à l’excès de sédiments : “l’événement n’a aucun rapport avec l’élimination de la végétation pour la formation de réservoirs. … La mortalité des poissons a été causée par le changement de la turbidité de l’eau due aux sédiments en aval du barrage.” Mais l’étude de modélisation qui a servi de base au permis de remplissage du réservoir avec seulement 30 % de la végétation éliminée a été réalisée précisément afin de montrer la relation entre le pourcentage de végétation éliminée et la teneur en oxygène, et a montré qu’une plus grande élimination améliore la teneur en oxygène dans l’eau – la teneur en oxygène étant meilleure avec un taux de 30 % de suppression que s’il était de 0 %.
La mortalité des poissons en aval des barrages a été fréquente dans l’histoire récente de l’Amazonie, comme au barrage Estreito sur la rivière Tocantins en 2011 et au barrage Teles Pires en 2014-2015. Des poissons ont également péri à cause du barrage Colíder sur la rivière Teles Pires lorsque le réservoir a été rempli, bien que d’autres causes aient également été alléguées. Des cas ont aussi été recensés à Colíder, pendant la construction du barrage avant que le remplissage du réservoir ne commence.
À travers le monde, on connaît la série désastreuse de projets hydroélectriques dans le bassin du Mékong, en Asie du Sud-Est, surtout pour leur impact sur la pêche et leurs conséquences sur les moyens de subsistance des populations locales. Le barrage de Nam Theun 2 (NT2) au Laos est le plus connu ; ce barrage, comme celui de Sinop, est également un projet d’Electricité de France (EDF). Selon une source proche du projet, au moment où la dépollution de la biomasse était en cours, le personnel de NTPC [Nam Theun 2 Power Company] et Électricité de France (EDF), le principal actionnaire de NTPC, ont fourni des informations mensongères à l’Agence des sciences, technologies et environnement du gouvernement du Laos afin de contourner leur contribution financière au déblaiement complet, comme Hunt et al. écrivaient dans un essai publié dans le livre Dead in the Water (2018) : Global Lessons from the World Bank’s Model Hydropower Project in Laos.
L’octroi des autorisations
Le barrage de Sinop est autorisé par le gouvernement de l’État du Mato Grosso, et non par l’IBAMA (Instituto Brasileiro do Meio Ambiente dos Recursos Naturais Renováveis), l’agence environnementale fédérale du Brésil. C’est dans le cadre de la politique imposée par la loi complémentaire 140/2011, qui confère aux États la responsabilité de l’octroi d’autorisations pour les barrages dont les réservoirs se situent intégralement dans la limite des frontières de l’État. Lorsque cette loi est entrée en vigueur en 2011, l’autorisation du barrage de Sinop était déjà en cours d’exécution par l’agence étatique. Un arrangement contesté par le ministère public de l’État du Mato Grosso (MPE-MT) en raison de l’impact régional du complexe du barrage dont Sinop fait partie.
Le changement dans l’octroi d’autorisations de nombreux barrages en Amazonie du niveau fédéral à celui de l’État s’est produit à un moment où l’une des principales priorités du gouvernement, et en particulier de la présidente Dilma Rousseff, était l’approbation rapide du barrage controversé de Belo Monte (voir ici et ici), mais le gouvernement a perdu une bataille juridique dans sa tentative de transférer l’autorisation de ce barrage au niveau national. La loi complémentaire de 2011 modifiant la compétence pour l’octroi d’autorisations à de nombreux barrages représente un recul, car les organismes environnementaux des États sont généralement moins rigoureux et plus sujets à l’ingérence politique que l’organisme fédéral. (Cependant, la délivrance des permis fédéraux fait actuellement l’objet d’un processus abrupt de ” flexibilisation “). En outre, l’histoire des autorisations fédérales a montré que le système IBAMA est également inadéquat et facilement contourné dans le cas de barrages récents tels que Santo Antônio, Jirau, Teles Pires, Belo Monte et São Manoel (voir ici, ici, ici, ici, ici, et ici). L’octroi d’une autorisation pour le barrage de Sinop, l’un des premiers réalisés par un organisme d’État pour un grand projet hydroélectrique amazonien, constitue une évaluation importante de la modalité actuelle d’octroi d’autorisations pour ces projets.
La législation concernant l’élimination de la végétation
La loi 3.824/60 rend “obligatoire le nettoyage des bassins hydrauliques des étangs agricoles, des barrages ou des lacs artificiels”. Cette loi permet de laisser la végétation nécessaire à la “vie des poissons”, mais il n’est pas fait mention dans la loi de l’obligation d’éliminer la végétation à condition que des études de modélisation montrent que la qualité de l’eau serait inférieure à un niveau défini comme acceptable. L’exigence d’un niveau minimum d’oxygène dissous est une demande qui s’ajoute à celle de l’élimination de la végétation. L’auteur n’a connaissance d’aucune modification ultérieure de l’exigence de la loi 3.824/60, et les documents soumis par la compagnie d’électricité proposant de laisser la majeure partie de la forêt sans l’éliminer ne mentionnent aucune modification de ce type à l’appui de sa proposition.
Bien qu’il soit évident qu’un certain nombre de barrages amazoniens ont été construits au mépris de la loi exigeant l’élimination de la végétation, le pays est en train de revenir à la légalité à cet égard.
Les effets des arbres morts dans les réservoirs
Des poissons morts par manque d’oxygène
La décomposition de la litière, des feuilles et d’autres matières organiques facilement dégradables entraîne une diminution de l’oxygène dissous dans l’eau, en particulier pendant le remplissage du réservoir. Cela peut provoquer la mort des poissons, en particulier par la libération de cette eau par les turbines et les déversoirs, tuant ainsi les poissons en aval du barrage.
Le taux de mortalité sous le barrage de Tucuruí en 1984 en est un exemple typique. Les pertes halieutiques dans la rivière Tocantins causées par le barrage de Tucuruí n’ont pas été limitées à l’hécatombe initiale ; elles ont duré de manière permanente et une forte réduction de la production de poissons dans la rivière a été observée, principalement en aval (mais aussi en amont) du barrage. Cette perte n’a jamais été compensée par la production de poissons dans le réservoir.
Du bois mort comme abri pour les poissons : des avantages exagérés
Il y a lieu de douter qu’il soit nécessaire de laisser les arbres sur pied au profit des poissons dans les réservoirs amazoniens. Le rapport de l’expert sur les poissons commandé par Sinop Energia (voir ici, pp. 129-197) met en avant le rôle des arbres morts laissés dans le réservoir comme abris pour protéger les petits poissons des prédateurs. Bien que le bois mort joue ce rôle dans certaines situations, l’avantage dans le cas d’un cimetière d’arbres morts debout dans un réservoir comme celui du barrage de Sinop ne serait pas aussi important. Généralement, cet abri est fourni par des troncs et des branches qui se trouvent horizontalement dans le fond. C’est ce qu’a révélé l’étude de Sass et al. en 2011 sur un lac aux États-Unis, qui a servi d’illustration dans le rapport de l’expert (voir ici, p. 154). En ce qui concerne les troncs d’arbres verticaux sur pied, comme dans le réservoir de Sinop, ce rôle serait beaucoup moins important.
De plus, il est probable que le réservoir de Sinop se stratifie thermiquement : ainsi, l’eau du fond ne comporterait pas d’oxygène. Cela empêcherait le poisson de profiter des branches et des troncs qui se trouvant au fond du lac. Les poissons qui restent au fond, comme le poisson-chat, résistent mal dans les réservoirs contrairement aux espèces qui restent à la surface, comme le tucunaré (Cichla ocellaris et C. Temensis). On le constate de manière évidente dans les réservoirs de stockage amazoniens, tels que Tucuruí et Balbina. Le rapport de l’expert sur les poissons (voir ici, pp. 129-197) présente l’exemple du réservoir de Mourão, dans le bassin du fleuve Paraná, où l’on trouve plus de poissons dans une partie de ce réservoir avec arbres morts que dans une autre sans arbres morts. Le rapport de l’expert (voir ici, p. 152) suggère que la disponibilité du périphyton serait un facteur important. Il s’agit d’un mucus poussant à la surface des troncs submergés, consommé par certaines espèces de poissons. Le périphyton pousse sur des rondins immergés, comme le montre le réservoir de Balbina. Bien que les poissons puissent en effet utiliser le périphyton, ce facteur pourrait jouer un rôle modeste dans le maintien des stocks de poissons dans un réservoir.
L’exemple de Balbina montre que la présence d’un cimetière d’arbres morts dans le réservoir ne garantit pas la production de poissons. Le réservoir de Balbina a été rempli entre octobre 1987 et mars 1989, créant probablement le plus grand cimetière d’arbres morts au monde. Malgré cela, la production de poisson a toujours été extrêmement faible. La production s’est effondrée et le réservoir a dû être fermé à la pêche industrielle à partir de 1997.
Gaz à effet de serre
Les barrages amazoniens peuvent émettre des quantités assez importantes de gaz à effet de serre, dont le méthane (CH4), qui a un impact sur le réchauffement planétaire par tonne beaucoup plus important que le dioxyde de carbone (CO2). Les barrages hydroélectriques émettent d’importantes émissions au cours des premières années suivant le remplissage des réservoirs, et le méthane a également un impact sur le réchauffement de la planète, qui se concentre dans les premières années suivant son émission. Ces deux faits rendent les barrages hydroélectriques tropicaux particulièrement dommageables pour les efforts en cours pour contrôler le réchauffement climatique, qui doit être contenu dans les années à venir pour éviter des dommages beaucoup plus importants.
L’eau du réservoir a tendance à se stratifier en couches séparées par la température, surtout dans les barrages réservoirs tels que ceux de Tucuruí et Sinop. On observe une couche superficielle de 2 à 10 mètres d’épaisseur (épilimnion) avec de l’eau plus chaude qui, parce qu’elle est en contact avec l’air, contient de l’oxygène dissous. Une cloison, qu’on appelle thermocline, sépare cette couche de la couche plus profonde (l’hypolimnion), dont l’eau est froide et ne se mélange pas à l’eau de surface. Dans ces eaux profondes, la première décomposition de la matière organique végétale et du carbone labile dans le sol forme du CO2, éliminant ainsi l’oxygène de l’eau. Une fois l’oxygène épuisé, la décomposition doit nécessairement se terminer par le carbone sous forme de méthane, enrichissant ainsi l’eau de ce gaz à effet de serre.
Le barrage de Sinop possède des déversoirs et des prises d’eau pour les turbines situées à des profondeurs qui affichent des niveaux élevés de méthane.
Le barrage de Sinop vu de l’amont avec la rivière à son niveau naturel sans barrage. Les trois vannes de l’évacuateur de crues et les deux ensembles de trois billots d’arrêt aux prises d’eau des deux turbines sont tous situés à des profondeurs qui feraient descendre l’eau sous le niveau de la thermocline divisant la colonne d’eau dans un réservoir stratifié, généralement à 2-10 mètres de profondeur. L’eau dans les profondeurs des prises d’eau du barrage de Sinop aurait une forte teneur en méthane, qui serait libérée dans l’air lorsque l’eau sort de sous le barrage et subit une pression d’une seule couche atmosphérique. Photo : P.M. Fearnside, 13 novembre 2018.
Comme le montre l’étude de 2015 publiée par de Faria et al. dans la revue Environmental Research Letters, le barrage de Sinop devrait avoir des émissions de gaz à effet de serre très élevées. Cette étude a montré que, même compte tenu du potentiel de réchauffement planétaire (PRP) du méthane depuis 100 ans, “la plupart des facteurs d’émission simulés pour Cachoeira dos Patos, Cachoeira do Caí et Sinop sont supérieurs à ceux des centrales thermiques” (voir Faria et al (2015), p. 8). Cette différence est encore plus grande si l’on considère le PRP sur 20 ans, valeur à respecter pour rester dans la limite de la température mondiale ” bien en dessous de 2 °C au-dessus de la moyenne préindustrielle” de l’Accord de Paris sur le climat. Finalement, nous n’avons pas 100 ans pour contrôler le réchauffement climatique.
Le barrage de Sinop était le détenteur du record parmi les 18 barrages amazoniens analysés par de Faria et al. Et ces estimations sont prudentes car elles sous-estiment une partie des émissions en aval des barrages. Comme le montre la figure ci-dessous, l’impact du barrage de Sinop peut être beaucoup plus important que celui des combustibles fossiles, même si l’on se sert du PRG de 100 ans privilégié par l’industrie hydroélectrique à titre de comparaison.
Parmi les facteurs importants dans l’émission de gaz à effet de serre des barrages hydroélectriques, il convient de prendre en compte l’ampleur de la variation du niveau de l’eau dans le réservoir. Lorsque le niveau d’eau est abaissé afin de profiter de ce volume pour produire de l’énergie pendant la saison des basses eaux, une vasière (la zone de retrait) se forme autour du réservoir. Une végétation non ligneuse pousse dans cette zone, et lorsque le niveau de l’eau remonte, ces plantes, qui sont enracinées dans le fond, se décomposent rapidement dans un environnement sans oxygène, produisant du méthane. Lorsqu’elles poussent, les plantes éliminent le carbone de l’atmosphère sous forme de CO2, mais ce carbone retourne ensuite dans l’atmosphère sous forme de méthane, ce qui a beaucoup plus d’impact que le CO2 sur le réchauffement climatique. Ainsi, le réservoir devient une “usine à méthane”, transformant le CO2 en CH4, et ce processus est maintenu tout au long de la vie du barrage.
Lors d’une réunion le 14 novembre 2018 avec les employés de Sinop Energia au siège de la société dans la ville de Sinop, cet auteur a obtenu des réponses sur les plans de gestion du réservoir. Le niveau d’eau doit être maintenu entre le niveau maximal normal et le niveau minimal de fonctionnement, l’eau étant prélevée pour la production d’électricité. Toutefois, lorsque le niveau d’eau est abaissé au niveau de fonctionnement normal minimal, l’eau continue d’être prélevée du réservoir pour maintenir le débit sanitaire requis en aval. Ainsi, le niveau du réservoir pourrait être abaissé à un niveau beaucoup plus bas, ce qui ouvrirait une plus grande zone de prélèvement et augmenterait la production de méthane.
Il convient de rappeler qu’en plus de descendre à un niveau inférieur pour maintenir le débit sanitaire, en cas de sécheresse extrême, le niveau de l’eau peut être abaissé encore plus que prévu, comme ce fut le cas à Balbina et Samuel pendant la sécheresse due à El Niño en 1997-98. Dans ce cas, le fond du réservoir a été exposé dans de grandes zones avec des arbres morts, ce qui a provoqué des incendies dans ces deux réservoirs. Il est également important de se rappeler que le changement climatique prévu implique une réduction substantielle du débit de la rivière Teles Pires.
Lors de notre rencontre avec les employés au siège social de l’entreprise à Sinop le 14 novembre, cet auteur nous a demandé si l’entreprise envisageait d’obtenir un crédit carbone. On nous a informés que la possibilité d’un tel projet avait été discutée au sein de l’entreprise, mais qu’une décision ne serait prise qu’une fois la centrale hydroélectrique en service. Cela montre que le barrage ne s’appuie pas sur le crédit carbone pour justifier sa construction en termes financiers ; c’est là la question critique concernant l'”additionnalité” du carbone et l’éligibilité au crédit qui en découle en vertu de la Convention sur le Climat.
La méthylation du mercure
La méthylation du mercure est un impact lié à l’émission de méthane. Ce processus se produit dans des milieux exempts d’oxygène, comme les sédiments au fond d’un réservoir. Chimiquement, le processus de “méthylation” – c’est-à-dire l’addition d’un groupe méthyle (CH3), en l’occurrence la liaison à un atome de mercure (Hg) – est presque identique au processus de “méthanogénèse”, c’estàdire la formation du méthane (CH4). La forme méthylique du mercure est très toxique pour les animaux, y compris les humains.
Le mercure élémentaire (non toxique) est présent dans les sols amazoniens, même en l’absence d’ajouts dus à l’activité d’extraction de l’or. C’est parce que les sols amazoniens ont des millions d’années qu’ils ont accumulé le mercure reçu sous la pluie pendant cette période. À chaque éruption volcanique dans le monde, du mercure est libéré dans l’atmosphère, où il se répand dans le monde entier et se dépose par la pluie.
L’étape critique est de fournir des environnements pour la méthylation. Même dans les réservoirs sans activité d’extraction d’or, comme à Balbina, la teneur en mercure est élevée. Après la méthylation, le mercure passe à travers le plancton et les poissons, se concentrant par un facteur d’environ dix à chaque maillon de la chaîne alimentaire. La teneur en mercure est élevée chez les poissons prédateurs, comme chez les tucunarés, qui se trouve être l’espèce la plus pêchée dans les réservoirs amazoniens. Lorsque ces poissons sont consommés par les humains, le contenu augmente d’autant plus. Les animaux, y compris les humains, n’ont aucun moyen d’éliminer le mercure qui s’accumule dans leur corps tout au long de leur vie.
Les cheveux des habitants des rives du réservoir de Tucuruí ont révélé des taux élevés de mercure. C’est également le cas aux abords du barrage de Balbina (voir ici, ici et ici) et de celui de Samuel. Le mercure a des effets très graves sur la santé humaine, bien qu’il faille parfois des décennies d’accumulation pour atteindre des niveaux critiques. Lorsque le mercure accumulé atteint ce niveau, le résultat est tragique et irréversible, comme en témoignent des tragédies comme celle de Minamata au Japon (voir ici, ici, ici et ici).
Le rôle des experts
Le 24 janvier 2019, le Mato Grosso Environment Secretariat (SEMA) a autorisé le remplissage du réservoir Sinop sur la base des rapports des experts soumis par la compagnie d’électricité. Dès le lendemain, le monde entier avait les yeux rivés sur une catastrophe majeure ailleurs au Brésil : la rupture d’un barrage de résidus miniers à Brumadinho, Minas Gerais, faisant plus de 300 morts, en plus de causer une destruction environnementale spectaculaire. La catastrophe de Brumadinho a soulevé la question longtemps négligée de la responsabilité des experts tiers. Les ingénieurs-conseils qui avaient attesté la sécurité du barrage ont été arrêtés et emprisonnés en vertu d’une ordonnance de la cour fédérale, et quelques jours plus tard, une autre ordonnance de la cour a entraîné leur libération en attendant les procédures judiciaires.
Dans le cas du barrage de Sinop, comme c’est la pratique dans le développement de l’hydroélectricité et dans d’autres industries (y compris l’exploitation minière), la société hydroélectrique a fait appel à des sociétés d’experts-conseils qui, à leur tour, ont engagé des experts techniques qui, par coïncidence, sont arrivés aux conclusions que les auteurs du projet voulaient vraisemblablement entendre. Les experts en pêche ont conclu (voir ici, p. 129-197) qu’il fallait laisser les arbres morts dans le réservoir pour que les poissons puissent se cacher et échapper aux prédateurs. Les experts en modélisation ont conclu que seulement 30 % (au lieu de 100 %) de la végétation de la zone du réservoir devaient être éliminée afin de garantir que les niveaux d’oxygène dans l’eau seraient toujours supérieurs à 4 milligrammes d’oxygène dissous par litre, y compris pendant la période de remplissage du réservoir, et qu’après les cinq premiers mois les niveaux d’oxygène seraient supérieurs au minimum de 5 milligrammes par litre fixé par la résolution n° 357/2005 du Conseil national de l’environnement (CONAMA) (voir ici (pages 130-197 et ici)).
Les résultats de la modélisation pour la partie principale du réservoir Sinop, qui est la partie d’où l’eau est puisée par les turbines et les déversoirs et qui passe en aval du barrage, indiquent des niveaux d’oxygène supérieurs à 5 milligrammes/litre sur toute la longueur du réservoir pendant le remplissage, mise à part une chute momentanée à 4,5 milligrammes/litre sur un segment du fleuve. Le fait que, le 6 février, l’eau libérée du réservoir contenait moins de 2 milligrammes d’oxygène dissous par litre montre que cette prévision était fausse.
Dans l’affluent le plus problématique qui pénètre dans le réservoir, le Rio Roquete, on prévoyait des niveaux d’oxygène supérieurs à 4 milligrammes/litre dans tous les tronçons de ce bras inondé, et les déclins dans certains tronçons se sont arrêtés brusquement à la limite de 4 milligrammes/litre. Le rapport de l’expert-conseil présente la mise en garde suivante : les résultats modélisés sont des moyennes et les concentrations peuvent varier sous ces moyennes “à des endroits précis dans le réservoir” ; toutefois, ces endroits précis sont décrits comme se trouvant dans les affluents inondés (voir ici, p. 89) – c’est-à-dire pas dans la partie principale du réservoir où l’eau est puisée et qui a tué les poissons en aval.
La mise en lumière de l’industrie de l’expertise financée, qui implique un large réseau d’aménagements portant atteinte à l’environnement et la société, ne constitue qu’une première étape nécessaire. Les systèmes de prise de décision et d’octroi d’autorisations doivent être modifiés afin d’éliminer les conflits d’intérêts inhérents.
Le fait de laisser des arbres dans un réservoir comme celui du barrage de Sinop contribue à divers impacts environnementaux, tels que l’émission de gaz à effet de serre, notamment le méthane, et la transformation du mercure sous sa forme toxique (méthylmercure). Les avantages présentés pour laisser les arbres morts afin de fournir un abri et de la nourriture aux poissons sont exagérés. La législation exige clairement l’élimination totale de la végétation, et les normes relatives à la qualité minimale de l’eau (en termes de teneur en oxygène) s’ajoutent à l’obligation d’éliminer la végétation et ne la remplacent pas.
Bien que la législation en question ait toujours été ignorée, le processus en cours au Brésil pour rétablir la légalité dans le domaine de l’environnement est crucial pour l’avenir du pays. Ignorer la loi 3.824/60 dans cette affaire emblématique serait une régression funeste.
© Mongabay / traduit en français par Planète Amazone (Romain Colasseau) / Article original