José Gregorio : Si nous ne préservons pas la forêt amazonienne, la planète prendra sa revanche


Pour José Gregorio, un indigène de l’Amazonie colombienne, initier les jeunes à la lutte pour la préservation des forêts tropicales au sein de sa communauté s’inscrit dans un combat mondial pour endiguer la catastrophe climatique actuelle.


José Gregorio, leader de la Guardia Indígena Ambiental (G.I.A.), pose avec le maillot de son organisation dans les jungles amazoniennes qui longent la rivière Amacayacu en Colombie. | Pablo Albarenga

Menée par José Gregorio, une patrouille de la Guardia Indígena Ambiental (G.I.A.) – en français : la garde environnementale indigène – remonte la rivière Amacayacu, dans l’Amazonie colombienne. À l’exception de José Gregorio, maintenant âgé d’une quarantaine d’années, tous les membres de la G.I.A.  sont de jeunes indigènes qui, en dépit de leur âge, font preuve d’un calme et d’un sang-froid remarquables lorsqu’ils atteignent puis interceptent un canoë suspect qui remonte furtivement la rivière. 

 

 

C’est un contrôle de routine, mais qui ne se fait pas sans tension. Bien que les deux passagers du bateau – qui fonctionne grâce à un petit moteur Honda ayant l’air tout droit sorti de l’usine – aient bien préparé leurs réponses à l’examen , celles-ci sont courtes et succinctes. On devine qu’ils ne veulent pas engager la conversation. Ils sont nerveux, pressés de se débarrasser des gardes.

A moitié cachés sous leurs chapeaux et refusant de dévoiler leurs visages, les jeunes hommes déclarent qu’ils vont pêcher en amont de la rivière.  Ils expliquent que, dans leur communauté, une minga doit se tenir le lendemain (selon la tradition indigène, une minga est une réunion servant à mener à bien le travail communautaire et qui se clôture par un banquet de célébration).

Après quelques inscriptions minutieuses notées dans le carnet de contrôle, la G.I.A. les autorise à reprendre leur chemin, après les avoir avertis que le territoire était sous leur contrôle et pour la prochaine fois, ils devraient obtenir une autorisation préalable pour aller dans la rivière, qui coule à travers le Parc naturel national d’Amacayacu, chevauchant la réserve indigène des Tikuna, Cocama et Yagua.

 

Bebeto, membre de la G.I.A., porte une branche d’açaí à travers la jungle.  | Pablo Albarenga

 

La pression sur l’environnement est permanente et met à mal  l’immense biodiversité et les ressources naturelles que contient la forêt amazonienne. Ici, l’environnement fait face à de nombreuses menaces, de la surpêche à l’exploitation minière illégale, l’abattage, ou le retour des laboratoires de traitement de coca, semblables à celles qui existaient dans le passé, bien que celles-ci aient récemment déménagé de l’autre côté du fleuve Amazone, du côté péruvien. Cette combinaison de richesse et des menaces qui l’accompagnent a rendu la création de la G.I.A. un élément clé pour la défense et la préservation de ces territoires vulnérables. 

Ces territoires et la population qui y réside souffrent des dommages et de la fragmentation depuis les temps anciens. L’une des contributions oubliées de la Société des Nations, disparue dans les turbulentes années 1930,  fut la résolution du conflit avec le Pérou, quand la Colombie voulait obtenir un accès au grand fleuve Amazone. Cette querelle est à l’origine du territoire aujourd’hui connu sous le nom de Trapèze de l’Amazone, tracé  par des diplomates au compas sur une table de négociation, à l’instar de tant de frontières que l’on voit sur la carte de l’Afrique, par exemple, résultant d’accords coloniaux.

Les décisions prises pour délimiter arbitrairement la frontière dans l’espace ont scindé des écosystèmes complexes, créant des frontières qui divisent des univers culturels ainsi que des groupes ethniques entiers, instaurant des environnements politiques artificiels, qui sont sans cesse remis en question par la réalité et la forêt.

 

Membres de la G.I.A. lors d’une routine sur la rivière Amacayacu, près de la communauté de San Martín. | Pablo Albarenga

 

Membres de la G.I.A. lors d’une routine sur la rivière Amacayacu, près de la communauté de San Martín. | Pablo Albarenga

 

Pour cette raison, la frontière qui se situe entre la Colombie, le Brésil et le Pérou, le long des quelques 120 kilomètres appartenant à la Colombie sur les 6 575 kilomètres du fleuve Amazone, est devenue une source perpétuelle de trafic pour toutes sortes de biens de valeur, extraits légalement ou illégalement.

Aujourd’hui, cela relève d’un périlleux numéro d’équilibriste. En tant que territoire quadrillé par trois juridictions différentes, la présence de l’État  est très insuffisante et laisse toujours place à l’impunité : il existe une vaste région que  ni les autorités et ni les peuples indigènes eux-mêmes n’ont la capacité de contrôler. 

José Gregorio Vázquez, le leader expérimenté de la garde indigène, comprend très bien cela. D’ethnie Tikuna et appartenant à la tribu Cascabel, José Gregorio a quitté la communauté pour étudier et travailler à Leticia, la capitale de cette région méconnue. Il a ensuite intégré l’école militaire de Bogotá. Mais une blessure malencontreuse au genou et de majeurs impératifs familiaux l’ont contraint à retourner dans sa communauté de San Martín, sur la rivière Amacayacu. Il avait alors 25 ans.

José explique qu’à son retour à San Martín, il a discuté  avec ses grands-parents, piliers culturels et spirituels de la communauté, et s’est également engagé dans un dialogue politique avec les autorités. Il rêvait de revendiquer les valeurs de la Constitution colombienne de 1991, qui comprend les droits des communautés indigènes à organiser politiquement leur territoire et leur communauté. Ces échanges ont eu lieu à l’époque de la formation de la réserve indigène Tikuna-Cocama-Yagua, et José Gregorio s’est vite rendu compte qu’il devait oeuvrer pour aider la réserve à devenir une réalité. 

José s’est rendu compte que les droits de l’Homme ne servent à rien s’ils ne peuvent pas être exercés ou s’ils existent uniquement sur le papier. Le gouvernement reconnaît les droits des communautés indigènes; mais il existe de nombreux obstacles et difficultés en terme de gestion administrative et financière. Mais pour José, le plus important était de reconnaître que le système territorial forme un tout intégré et que, comme il le dit lui-même, « il y a une union entre le spirituel, l’humain, et le naturel ».

 

Avant de partir pour une inspection de routine, José Gregorio montre à son équipe la route à emprunter. | Pablo Albarenga

 

C’est une lourde tâche, les problèmes environnementaux sont énormes, et les conséquences de la crise climatique sur l’écosystème sont accrues.

Pour José Gregorio, le plus important est de faire attention à la gestion et à la gouvernance de l’environnement, car il en va du futur des communautés indigènes. Pour cela, il s’occupe également du tourisme naissant dans la région (il possède lui-même un petit lodge  pour les voyageurs européens à San Martín). Il sait aussi qu’il est crucial de faire preuve d’autonomie pour préserver ce qu’il appelle « la propriété sur notre savoir », bien conscient que « chaque fois que l’humanité change de  modèle, nous perdons beaucoup de savoir ».

« Je crois, continue José Gregorio, que tout ce que nous faisons est utile au monde. Ce n’est pas pour moi. Et cela me donne beaucoup d’espoir ». Ces réflexions sont à l’origine de son projet principal : la garde indigène.

En entraînant et en encadrant  les jeunes, il a développé avec le temps un groupe restreint mais polyvalent pour œuvrer à la préservation et à la protection : « nous le faisons pour les générations futures, déclare-t-il, mais aussi pour les ancêtres qui sont déjà décédés ». 

 

Gloria, l’une des membres de la Guardia Indígena Ambiental de San Martín de Amacayacu, prend des notes avant l’inspection de routine sur le territoire des Tikunas. | Pablo Albarenga

 

Par conséquent, la préservation et la surveillance de l’environnement constituent l’occupation principale de José. Alors que sa femme s’assure que le business du lodge  génère assez de revenus pour maintenir la G.I.A.  en état de marche, José se charge de l’organisation du travail de la garde, jour après jour. 

C’est une lourde tâche, les problèmes environnementaux sont énormes, et les conséquences de la crise climatique sur l’écosystème ont agrandi l’ampleur des problèmes au moins depuis les années 2000. Les communautés ont observé des changements dramatiques dans la floraison et le cycle de l’eau, et les récoltes et la pêche en sont sérieusement affectées.

Selon José Gregorio, le gros changement a eu lieu entre 2000 et 2010 :  «Les petites rivières sont désormais asséchées, les petits poissons ne peuvent pas survivre, et nous ne sommes pas prêt à faire face. Les choses changent d’un moment à l’autre, et la régularité des inondations annuelles du fleuve, qui était stable, a maintenant disparu ».

C’est pourquoi José Gregorio se préoccupe aujourd’hui de consolider la G.I.A.  qu’il a fondée, d’acquérir l’autonomie et, si possible, de s’étendre à d’autres communautés. Les jeunes voient la garde comme une opportunité d’apprendre et de s’engager à défendre leur territoire et de rester à San Martín au lieu d’émigrer à Leticia ou plus loin, vers les villes prônant la surconsommation. 

Gregorio montre les arbres de macacauba plantés par son père. Le bois de macacauba est le plus recherché d’Amazonie colombienne. | Pablo Albarenga

 

Pour les Tikunas, ainsi que pour la plupart des peuples indigènes d’Amazonie, la forêt contient tout ce dont ils nécessitent. « Il y a tout ce dont nous avons besoin, et cela nous appartient. Notre vie vient de la forêt, nos dieux, les Yacuruna, l’eau. Sans la forêt, tout sera perdu, notre vie cessera, déclare José Gregorio. Tout à San Martín et dans la forêt amazonienne existe et vit parce que nous en avons pris soin pendant des millénaires, car c’est l’héritage de nos ancêtres ».

José Gregorio pose un regard profond sur la rivière Amacayacu et voit un monde à l’équilibre fragile, qu’il veut préserver à tout prix et où il veut employer autant de jeunes qu’il peut pour sa préservation. Avec ses yeux rêveurs, regardant au loin le rideau d’eau tonitruant dans la forêt, José Gregorio a un message pour le monde extérieur, celui qu’il décida de quitter quand il était jeune pour revenir à San Martín : « A ceux qui vivent dans le monde extérieur, je dirais : réfléchissez à votre mode de vie. Réduisez la consommation de masse. Rappelez-vous que ce qu’il nous reste est déjà très peu. Que nous manquons d’air, d’eau potable. Nous devons penser à l’avenir ».

 

José Gregorio montre la sève d’un arbre à caoutchouc dans la jungle que supervise la G.I.A. Dans le passé, le caoutchouc était l’une des entreprises les plus rentables de l’Amazonie et l’une des plus nuisibles pour les communautés. | Pablo Albarenga

 

Bebeto, l’un des plus jeunes de la G.I.A., souffle du rapé sur le nez de Christian, l’un de ses compagnons, lors d’une inspection de routine. Le rapé, une poussière tirée d’un mélange de tabac et d’autres plantes médicinales, est considéré comme un médicament traditionnel. | Pablo Albarenga

 

Tard dans l’après-midi, la pluie s’arrête, et José Gregorio part en balade. Il marche le long de la piste avec quelques membres de la G.I.A. , vêtu de son maillot  de camouflage vert, de ses bottes de trekking et de son chapeau assorti. Soudainement, sur les rives de la rivière Amacayacu, qui déborde presque, il s’arrête devant un arbre immense, monumental.

Comme un esprit ancient, conscient que ce qu’il s’apprête à dire est un présage, empli de certitude, il fixe ses yeux sur l’eau et d’un ton à la fois mystérieux et sage, il dit : « Un jour, la nature prendra des décisions pour nous. Et quand ça arrivera, personne ne pourra le contrôler. Le soleil prendra sa revanche, et rien ne pourra l’arrêter ».

Quelques semaines après avoir prononcé ces mots, le monde entier entre dans la crise du COVID-19. José Gregorio se fait très probablement cette réflexion : « Je vous avais bien dit que la nature allait se venger ».

Les restrictions de déplacement liées à la pandémie ont forcé la G.I.A. à réduire considérablement leurs tours de la région. De plus, le revenu disponible pour payer le carburant du moteur des canoës a baissé de façon drastique.

Contacté début août, José Gregorio a expliqué que la garde et lui-même avaient repris les opérations de contrôle environnemental du territoire et que, pour ce qui est de la maladie, ils se soignent par des plantes issues de la jungle qui protègent et contribuent à la résilience de ces communautés amazoniennes affligées, déterminées à survivre contre tous les maux depuis les temps anciens de la colonisation.

Cet article, publié à l’origine dans El País, fait partie d’une série sur les défenseurs des forêts que l’on peut visiter en suivant ce lien. La série a commencé au Brésil et en Équateur et se poursuit maintenant en Colombie. C’est un projet de openDemocracy / democraciaAbierta, et a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en forêt tropicale du Centre Pulitzer.

 


© Open Democracy, 19/10/2020, traduit de l’anglais par Virginie Bureau, révisé par Catherine Meunier – Article original



Mis a jour le 2024-03-23 14:49:41

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