Le 2 avril, une décision rendue au Costa Rica par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, a retenti avec force dans le nord aride de l’Argentine. Pendant plus de vingt ans, les communautés autochtones de la province de Salta attendaient l’aboutissement de l’affaire qui oppose l’association Lhaka Honhat (« Notre terre ») à l’Argentine, affaire financée par le CELS (Centro de Estudios Legales y Sociales) depuis 1998.
Après plus de vingt ans de litige, la Cour a ordonné au gouvernement argentin de céder un droit de propriété indivis de 4 000 km² de territoire ancestral à l’association des communautés autochtones Lhaka Honhat, située au nord du pays. En outre, le pays sud-américain a été accusé pour la première fois de violation des droits à un environnement sain, à une alimentation adéquate, à l’eau et à l’identité culturelle.
Il n’y a nul doute que cette décision, qui établit une nouvelle norme à l’échelle du continent, constitue un premier pas vers la justice pour les peuples indigènes à qui l’Argentine doit une dette depuis plusieurs siècles. Néanmoins, malgré sa nature paradigmatique, la jurisprudence demeure fragile.
Le droit à la propriété communautaire
Dans la langue du peuple Wichí, Lhaka Honkat signifie « notre terre ». Depuis 1984, les 132 communautés qui composent l’association Lhaka Honhat peinent à obtenir un titre communautaire et à maintenir leur identité culturelle. En 1998, face à l’inaction des gouvernements successifs, l’association Lhaka Honhat et le CELS ont déposé une plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.
Vingt-deux ans de litige ont conduit à la décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui indique que le gouvernement argentin doit délimiter, démarquer et accorder un unique titre de propriété collective, sans subdivisions ou fragmentations, sur 400 000 hectares du territoire ancestral. Les terres sont revendiquées par plus de 10 000 membres de l’association Lhaka Honhat des communautés Wichí (Mataco), Iyjwaja (Chorote), Komlek (Toba), Niwackle (Chulupí) and Tapy’y (Tapiete). Le gouvernement a un délai maximal de six ans pour céder le territoire sans aucune clôture ou bétail et reloger les populations créoles qui y vivent. De plus, l’État doit s’abstenir de tenir des réunions publiques, d’entreprendre des travaux publics ou tout autre type d’intervention sur le territoire sans accord préalable. Il doit également prendre les mesures nécessaires pour adopter une réglementation spécifique sur la propriété communautaire.
Le droit à un environnement sain, à une alimentation adéquate, à l’eau et à l’identité culturelle
Les communautés autochtones dans cette région sont des pêcheurs, cueilleurs et chasseurs. Ils voyagent de longues distances au sein de leur territoire ancestral afin de trouver de la nourriture et des médicaments. Or, des dizaines de milliers de têtes de bétail des familles créoles paissent sur leur territoire ancestral, mangent les fruits que les communautés indigènes cueillent et polluent leur eau. Les clôtures des populations créoles empêchent également l’accès aux rivières et montagnes et la pratique incessante de l’exploitation forestière illégale a entraîné un changement considérable sur le sol et l’eau.
Deux dirigeants de Lhaka Honhat, Francisco Pérez et Rogelio Segundo ont présenté ces faits lors de leurs témoignages en justice au Costa Rica. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a jugé que ces événements « affectent le patrimoine naturel, la façon de se nourrir des communautés indigènes et leur accès à l’eau ». En conséquence, la Cour a établi que les peuples indigènes n’avaient pas consenti à cette transformation de leur mode de vie traditionnel, soulignant le lien étroit entre le manque de garantie des droits et le manque de titre communautaire en vertu de l’article 26 de la Convention américaine des droits de l’homme.
Au cours de ces dix dernières années, et davantage depuis le début de cette année, les communautés indigènes de cette région ont été au cœur des actualités nationales en raison du nombre de victimes mortelles de malnutrition, en particulier la malnutrition infantile. L’une des raisons était le manque d’accès au territoire indigène et la contamination générée par l’activité agricole des populations créoles voisines, ce qui empêchait les communautés Lhaka Honhat de subvenir à leurs besoins de façon traditionnelle.
En guise de réparation par le gouvernement, la Cour interaméricaine a exigé la création d’un fonds communautaire pour réaliser les objectifs que les communautés ont elles-mêmes définis afin de rétablir leurs droits. Par ailleurs, elle a poussé le gouvernement à mener deux études distinctes avec des plans d’action pour gérer le manque de protection de ces quatre droits. La Cour a l’intention d’ordonner au gouvernement de réparer des décennies de contretemps.
Une conquête aussi énorme que fragile
Grâce à cette décision, les communautés autochtones commencent à voir le bout du tunnel. Après des années de lutte, les communautés indigènes ont enfin la décision d’un tribunal international de leur côté.
La décision est paradigmatique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit de la première affaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui concerne une plainte déposée par des peuples indigènes en Argentine. L’extension massive du territoire en conflit est également sans précédent. Enfin, les droits à un environnement sain, à l’alimentation, à l’eau et à l’identité culturelle n’ont jamais été déclarés comme ayant été violés de manière autonome auparavant. Cette affaire sera sans aucun doute l’une des peines obligatoires pour tout plaideur sur des questions relatives aux peuples indigènes et aux DESC (droits économiques, sociaux et culturels).
Toutefois, nous ne devons pas perdre de vue le fait que le jugement de l’affaire a été rendu avec une marge équitable. La Cour interaméricaine comporte sept membres, l’un d’eux, le juge Raúl Zaffaroni, s’est abstenu car il est argentin. Le résultat du vote sur la violation de ces droits était de trois contre trois, mais le vote du juge Odio Benito, le président, a condamné le gouvernement argentin.
Il n’y a aucune garantie que les affaires ultérieures concernant une violation des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) subiront le même sort à cause de la composition de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. En outre, cette même décision pourrait être à nouveau discutée, bien que cela représenterait réellement une violation du principe de non-régression des droits de l’homme. La société civile régionale devrait être vigilante lors des prochaines élections des juges de la Cour afin de garantir l’implication des nouveaux membres pour l’élargissement des droits indigènes, appliquant la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.
Une affaire historique pour la région
Le point commun entre cette affaire et d’autres liées à la propriété communautaire du système interaméricain est la tâche immense de mise en place des mesures les plus urgentes : délimitation, démarcation et cession d’un titre de propriété communautaire. Bien que le gouvernement ait un délai maximal de six ans pour exécuter la décision, la réalité à laquelle les communautés indigènes sont confrontées se détériore rapidement. Malgré le pouvoir de Lhaka Honhat, celui de ses dirigeants en particulier, six ans supplémentaires après une lutte de plusieurs décennies ressemblent à une éternité.
Avec la conquête réussie des droits sur le papier, il reste à voir le niveau de collaboration que le gouvernement va fournir, lui qui au fil des décennies et des différents partis politiques a été caractérisé par son non-respect des droits des peuples autochtones. Heureusement, nous assistons à un changement de tournure et cette décision deviendra une affaire type qui montre comment une nation peut répondre aux besoins des peuples indigènes, plutôt qu’un énième échec dans la liste des affaires de litiges internationaux.
Les actions menées par l’Argentine vont maintenant déterminer si elle souhaite réellement rejoindre l’avant-garde des pays qui respectent, protègent et garantissent les droits de tous ses peuples.
© OpenGlobalRights, le 3 juillet 2020, traduit de l’anglais par Sarah Bonningue – Article original